Extrait du 1er chapitre de mon dernier roman (terminé puisque je bosse sur un 3eme).
En attendant vos critiques & vos remarques,
Enjoy !
I
Mystérieuse.
Un seul mot. Un simple adjectif. Quatre syllabes. Onze lettres.
Je pense que c’est comme ça qu’on pourrait la définir. Cette fille était mystérieuse. Dans sa façon de parler, mais de bouger également. Elle avait une sorte d’aura mystique autour d’elle qui se dégageait au moindre de ses mouvements.
Quand elle était dans ma classe, j’avais toujours un sentiment étrange, une chaleur inhabituelle qui m’envahissait. Les élèves, souvent frileux, se plaignaient de ces fenêtres toujours ouvertes mais c’était plus fort que moi, c’était incontrôlable.
Ca y est, je vous entends déjà penser que j’ai des pensées malsaines pour un professeur, que rien que le fait d’écrire cette histoire est inadmissible et que le sort qui m’a été réservé est amplement mérité. Je n’enseigne plus bien évidemment. Après une telle histoire, on est douché de tout contact avec des jeunes gens qui ne sont, finalement, pas si naïfs qu’on peut le penser. Plus aucun établissement ne voudrait de moi de toute façon, je suis sur une liste noire bien dégradante pour l’être humain que je suis.
Cette jeune lycéenne responsable de mes soucis s’appelait Raphaëlle. Elle s’appelle toujours Raphaëlle. Raphaëlle Ranier. L’allitération de son nom aurait du me prévenir que cette fille ne pouvait pas être saine. Ce son agressif qui surgissait à chaque fois que l’on prononçait son nom aurait du me mettre la puce à l’oreille. Mais non. Je ne suis pas prof de français, je ne fais pas attention à ce genre de chose. Son nom était donc un mystère de plus pour moi.
Ses camarades de classe la surnommaient Opale. Je n’ai pas mis longtemps à comprendre pourquoi. Au premier regard, ce nom lui allait comme un gant. Sa peau était d’un blanc laiteux et pur, ses cheveux étaient longs, noir-ébène et bouclaient à leur extrémité. Ses yeux, eux, étaient d’un bleu profond qui ne laissaient aucun doute sur sa personnalité. Elle était d’une beauté singulière. Elle était la preuve vivante que les yeux sont le reflet de l’âme.
Le jour de la rentrée, lorsque je fis l’appel et qu’elle leva d’une fausse timidité la main sans prononcer aucun mot, je compris à son regard que ce n’était pas une adolescente comme les autres. Je sais que cela peut vous paraître étrange… Jugez-moi autant que vous le voulez, de toute manière, qu’y pourrais-je ? Vous êtes cachés derrière les petites pages de cet ouvrage et je suis là, à vous compter ma vie sans être véritablement à vos côtés. Si je vous ennuie ou vous dérange, vous pouvez toujours faire un autodafé, me faire taire en rangeant mes écrits au fin fond de votre bibliothèque ou même les revendre. De toute manière, qu’y pourrais-je ? J’ai 29 ans. Presque 30. Mon instinct d’enseignant n’est peut-être pas aussi développé qu’un dinosaure qui aurait vingt années de carrière, mais c’est la réalité et elle est ainsi. Quelle vous plaise ou non.
Le soir même de cette première rencontre scolaire, je détaillai toutes les fiches de présentation de mes nouveaux élèves. A ce moment, Opale – Raphaëlle pardon- était une terminale ES parmi tant d’autres. Malgré mon statut de professeur, j’aime connaître personnellement mes élèves. N’y voyez rien de malsain, j’aime juste savoir qui sont les personnes avec qui je vais passer une année entière. Quoi de plus légitime ? J’aime connaître leurs passions, leurs projets, leurs goûts et leurs positions familiales. Je découvris des sportifs, des danseurs, des musiciens, des mordus de poker ou d’équitation. La fille Ranier était différente des autres. Il y avait tous les coordonnées nécessaires, mais les autres cases étaient vides. Cette fille n’avait aucune passion, aucune occupation, aucun intérêt pour rien. C’est une fin en soi. Elle n’avait répondu qu’à la question « dernières lectures ». Des choses qui me changèrent de Musso, de Gavalda ou de
Harry Potter. Elle avait noté du London, du Kérouac ou du Krakauer. Cette élève était une grande rêveuse, aux pieds instables. Cela me fit sourire. Mais à la dernière ligne, à la question « projet pour l’avenir », de son écriture fine et droite, elle avait noté : « La semaine qui suivra mes dix-huit ans, je disparaîtrai. »
Je restai longtemps à méditer cette réponse. Simple envie de liberté ou délire psychotique ? Appel indirect au secours ou amusement puéril ? Sa feuille était quasiment vide. J’en conclus hâtivement que cette jeune fille devait souffrir intérieurement. Extérieurement aussi peut-être mais le peu que j’en avais vu n’indiquait rien de problématique. Au contraire. Une légère maigreur peut-être.
Ce fut le début de notre relation.
Le lendemain ou le surlendemain, je ne sais plus, la Terminale 4 entra dans ma classe d’histoire. Le chahut me montra qu’il s’agissait d’une classe qui avait déjà certaines relations, probablement dues à l’année précédente. Il n’y avait que trois ou quatre personnes de calmes, exclues, d’après mon analyse du groupe. Mais pas pour longtemps, ce serait mal connaître l’état d’esprit d’une classe qui fonctionne. Je remarquai qu’Opale s’installa à une place au fond, toute seule. Elle entreprit d’ouvrir un épais cahier et se mit à griffonner quelques lignes. Quand je pris la parole pour la première fois, elle leva le nez quelques instants de ses notes puis referma son cahier et se mit à fixer la carte qui pendait au mur. Je présentai alors ma matière, les différents thèmes prévus, les épreuves du Bac, et répondis aux questions posées. L’heure passa très vite et en inspectant la classe, j’observai que Raphaëlle n’avait toujours pas quitté des yeux la carte du monde.
- Je vous dérange dans votre rêve ? demandai-je en souriant.
- Si je peux me permettre monsieur Michael Perrot, votre braguette est ouverte.
J’entendis pour la première fois le son de sa voix. Ce fut un éclat de rire général qui accueillit cette judicieuse remarque. Elle ne m’avait même pas regardé, elle était toujours plongée dans son analyse de la carte. Je fermai discrètement mon pantalon, m’assis à mon bureau et clamai d’une voix qui fit stopper toutes les discussions parasites :
- J’apprécie votre sens de l’humour mademoiselle Ranier. J’espère que vous saurez me divertir une nouvelle fois tout à l’heure, à la fin du cours.
Elle hocha simplement la tête sans quitter son point fixe d’observation. Etait-ce l’Alaska ?
- Et c’est ici que cela se passe mademoiselle. Le planisphère se passera bien de votre compagnie, je vous assure.
Elle leva la mer bleue de ses yeux et me fixa d’un air amer. Son visage n’exprimait aucune émotion, mais ses yeux renvoyaient une lueur colérique et blessée. Comme si sa vie avait été liée à cette carte et qu’en empêchant cette minutieuse analyse, je l’envoyais directement dans la tombe. Quiconque ne serait pas déstabilisé par ce regard foudroyant devrait aller consulter car il se pourrait bien que son cœur soit fait de pierre. J’eus un mal fou à me reconcentrer et à terminer mon cours. Elle s’en aperçu, j’en étais persuadé. Il ne pouvait en être autrement, cette gamine lisait en moi comme dans un livre ouvert. J’aurais dû à ce moment précis, prendre mes jambes à mon cou, signer sur-le-champ ma démission et me reconvertir dans quelque chose d’autre. On ne gagne pas ce genre de bataille. On y perd de la sensibilité, du temps et beaucoup d’énergie mais c’est un combat perdu d’avance. Fuir l’ennemi, c’est lâche mais l’être humain est programmé pour survivre et il faut parfois laisser sa fierté au vestiaire. Je me forçai donc à reprendre les différentes tâches commencées et au fil de l’heure, mon angoisse se dissipa. C’était un comble, je vous l’accorde : un prof qui a peur de son élève… Quand un aviateur a le vertige, on l’oriente vers la poterie pour éviter les accidents. Quand un enseignant craint ses élèves ou manque d’autorité, c’est la même chose. Pourtant, je vous jure, ce n’était pas ma première année. J’avais acquis une expérience non négligeable et les années précédentes s’étaient relativement bien déroulées : aucun débordement, des élèves plus ou moins respectueux que j’arrivais à recadrer au moindre faux pas, sans pour autant devenir un inquisiteur. Ma jeunesse me donnait un grand avantage sur mes collègues plus anciens : je pouvais comprendre leurs soucis d’adolescents. Après tout, j’en étais un aussi. Le respect mutuel était une valeur importante pour moi, et les relations avec mes élèves étaient uniques. C’est ce que je pensais avant de me confronter au problème Ranier. Comment un seul regard, un seul sarcasme, avaient-ils réussi à tant me perturber ?
La cloche retentit. J’avais complètement oublié mon rendez-vous, ce fut elle qui attendit, assise, alors que les autres élèves sortaient. J’effaçai le tableau et quand ils furent tous partis, je m’approchai de sa table et m’assis sur le bureau en face du sien. Elle me regarda droit dans les yeux, je l’affrontai avec beaucoup de difficultés. Ce combat dura peu mais une éternité me sembla s’être déroulée devant moi.
- Votre sens de l’humour est assassin, mademoiselle Ranier. Aurais-je l’honneur de savoir si cette insolence est naturelle chez vous ou si c’est votre désir d’amuser la galerie qui prend parfois le dessus sur votre comportement surprenant. Seriez-vous bipolaire jeune demoiselle ?
Elle ne répondit rien
- Bien. Si vous avez perdu l’envie d’ironiser, j’avais quelque chose d’autre à vous dire. Voyez-vous, je suis plutôt jeune et je connais aussi bien que vous les problèmes des adolescents. J’aime connaître mes élèves et j’ai analysé les fiches de présentation. J’ai trouvé la votre quelque peu surprenante.
Elle ne répondit toujours rien, je repris.
- Votre passion pour les voyages, bien que non-notée, est très palpable et cela grâce à vos lectures. Rassurez-vous, à votre âge, j’avais aussi les pieds qui me démangeaient… C’est surtout à cause de votre projet d’avenir que je m’inquiète. Vous avez noté « La semaine qui suivra mes dix-huit ans, je disparaîtrai ».
Elle n’hocha même pas la tête.
- Bien, si vous ne souhaitez pas en parler, je comprends. Mais je me verrai dans l’obligation de faire un rapport à votre professeur principal. Ce genre de blague, si cela en est une, doit rester très surveillée dans le monde des ados.
Elle prit son sac en bandoulière, se leva et se dirigea vers la porte. Je l’attrapai par le bras pour la retenir et elle s’arracha de moi d’un coup sec en répliquant d’un air presque possédé :
-
Non. Je vous fais peur. C’est pour cela que vous essayer de me sauver. Ce serait tout de même plus commode de garder une petite Antigone vivante et muette dans ce palais. Vous êtes trop sensible pour faire un bon tyran, voilà tout. Mais vous allez tout de même me faire mourir tout à l’heure, et c’est pour cela que vous avez peur. C’est laid un homme qui a peur. Et elle s’enfuit en courant dans les dédales de couloirs du lycée. Je n’en cru pas mes oreilles. J’étais persuadé d’avoir rêvé cette scène, j’étais persuadé que cette tirade n’avait eu lieu qu’à l’aide de mon imagination tourmentée. Pourtant, je dus bien me rendre à l’évidence que je venais d’entendre la réponse la plus surprenante de toute ma pauvre carrière. Je me rassis à mon bureau et attendis. Quoi ? Je n’en ai aucune idée mais je restai planté là à attendre. Je venais de prendre une claque verbale, une grosse claque. Impressionnante et bouleversante. A la fois tragique et incompréhensible. Elle l’avait prononcée d’un ton tellement puissant…Est-ce que cela avait été préparé ? Je n’en avais absolument aucune idée.
Il me fallut du temps pour me rappeler de quelques mots employés. Je me souvins d’un « palais ». De quel palais parlait-elle ? Etais-ce une métaphore pour parler du lycée ? Mais surtout, il y avait ce nom qui me tracassait beaucoup : Antigone. Cela me mit mal à l’aise. Je ne savais plus quoi penser. J’avais un pressentiment. Aussi étrange soit-il, il fallait que j’aille vérifier. Je ramassai toutes mes affaires et couru vers la bibliothèque du lycée. Je m’arrêtai en chemin. C’était stupide. J’étais stupide. Il fallait que cela cesse. Si cette fille m’avait récité un morceau du
Antigone d’Anouilh, il n’y avait aucune raison que je cherche plus loin. Je devais faire preuve de maturité. Si cette élève se prenait pour une héroïne tragique, ce ne serait que l’encourager dans ses délires. Et après tout, n’était-ce pas la preuve que j’avais à faire non pas à une grande gueule inculte mais plutôt à une fille cultivée, citant avec une rage hors du commun le passage d’un classique pour se démener d’une situation embarrassante. En y réfléchissant bien, c’était simplement brillant. Quelqu’un vous ennuie avec trop de questions ? Prenez un air de grand tragédien et récitez un morceau de
Phèdre ou d’
Andromaque et partez en courant.
Bon Dieu, c’était brillant.
C’est peut-être mon côté obsédé qui, une fois rentré chez moi, me fit repasser en boucle cet épisode peu commun. Pourquoi Raphaëlle avait-elle choisi un morceau d’Antigone ? Pourquoi m’avait-elle dit que j’étais trop sensible pour faire un bon tyran ? Certes, c’était probablement la suite de la réplique, mais comment avait-elle choisi cet extrait ? Elle avait compris qu’elle m’intimidait, c’était devenu une évidence pour moi et cela me terrorisait au plus haut point. Et surtout, oui, surtout, comment avait-elle su mon prénom ? La première fois que j’avais entendu le son de sa voix, elle avait dit « Monsieur Michael Perrot ». Cependant, je n’avais jamais dit mon prénom, surtout pas à mes élèves. C’était un principe que je m’appliquais à respecter. Non pas par prétention, mais parce que cela laissait une certaine distance avec des élèves qui pouvaient être un poil plus jeune que moi. Surtout à mes débuts. Mes affaires n’étaient pas personnalisées, mes stylos étaient tous publicitaires. Il devait y avoir une autre solution.
J’avais dû connaître cette fille avant d’enseigner.
Cette possibilité m’empêcha de dormir cette nuit-là.