Comme me l'a gentiment proposé Tizzounette, j'ajoute l'extrait que j'avais mentionné ce soir... Très franchement, malgré que j'aie dû l'amputer de quelques courts extraits afin de faire vite, je le trouve réellement beau... C'est un beau 'récit dans le récit', comme ceux dont j'ai parlé dans la fiche. J'essaierai de terminer les morceaux de textes que j'ai laissés vides demain, pour ceux qui veulent le lire
J'ai décidé de ne pas le commenter, pour vous laisser dans votre trop brève lecture en paix... Même si les petits descriptifs (comme je le disais, ce sont els détails qui comptent) que j'ai enlevés écornent la profondeur du récit.
On avait construit le poste de guet juste sur la crête d’une colline, et il offrait une vue dégagée sur la vaste vallée, connue sous le nom de Promenade des Loups, qui menait au sud vers les plaines fertiles de Macédoine, une nation guerrière avec laquelle il faudrait combattre, en dépit du coup que lui avait porté la mort toujours pleurée de sons roi : Alessandros, connu aussi comme Iksander, Alexandre…
Tant de noms en tant de langues désignaient cet homme au os fins, doté d’un regard d’aigle capable de trouver les confins de ce monde. Avec quel pouvoir de persuasion son ombre avait-elle dû marchander, pour que le Temps lui accorde une telle part de légende !
Le bâtiment était niché au centre d’un boqueteau de jeunes cèdres et de pins, et avec ses murs peints en noir il n’était presque pas repérable depuis la vallée en contrebas. Même des yeux avertis de sa présence auraient eu du mal à le distinguer sous la ligne de crête boisée.
L’ombre des nuages glissait sur les collines, et l’homme qui vivait là vaquait en ses occupations en ce début d’été. Il se montrait prudent jusque dans son usage du feu, et ne cuisinait jamais après le crépuscule, et uniquement lorsque le vent emportait la fumée au sud, loin du danger potentiel. Vers le souvenir d’Alessandros !
[…]
Quatre fois par jour, telle l’ombre des nuages, il faisait le tour de la colline o il vivait, scrutait les vallées et le faîte des autres collines à la recherche de tout signe de danger, de tout indice qui révélerait une armée en marche, le grondement lointain et la brume de poussière d’une armée en marche.
[…]
Derrière la maison, dans leur cage, ses précieux pigeons étaient au calme. Il y avait assez de place pour en loger soixante. Il les envoyait au sud selon un rituel très particulier. […] Quatre fois par jour, il parcourait les pentes autour de son poste. Et chaque jour, il rédigeait le même message sur le même morceau de parchemin : « Tout est comme il doit être. »
La façon dont était libellé le message et la manière d’attacher le petit document à l’oiseau changeaient quotidiennement. C’était une précaution supplémentaire pour les hommes de l’avant-poste , à trois jours de cheval, là où les collines se dressaient dans la grande plaine.
Parce qu’il était méfiant par nature, il modifiait régulièrement le chemin emprunté et l’ordre des tâches, bien qu’en plus de cinquante années passées à ce poste, rien ne se fût produit qui l’aurait poussé à changer le contenu de ce message. Mais il faisait toujours halte devant l’urne de marbre dissimulée au plus profond d’un bosquet d’épineux et de pins, là où reposait celle qui avait été sa femme.
Ils aimaient danser ; sur la colline silencieux, ils dansaient en se remémorant des musiques ; et toujours, chaque matin et chaque soir, il prenait l’urne dans ses mains et dansait avec sa défunte épouse. Elle avait été heureuse ici, en dépit de l’isolement, et des difficultés d’approvisionnement, en particulier quand l’hiver macédonien se faisait rude. Au départ de leurs deux fils, elle avait pleuré. Et après n’avoir reàu aucune nouvelle d’eux durant un temps trop long, sa peine avait cristallisé une pierre qui lui écrasait le cœur. Il avait a abandonné la mémoire de ces deux jeunes garçons impétueux, même si deux petits boucliers en bronze poli reposaient aux côtés de l’urne, comme un gage d’espoir. Mais il n’avait jamais renoncé à celle de sa femme.
[…]
Et cet homme à la barbe blanche aurait pu vivre heureux jusqu’à s’éteindre selon le cycle de la nature, avant d’être posé dans une urne aux côtés de sa femme par les hommes plus au sud qu’il gardait, s’il n’avait eu un jour la triste idée de quitter l’abri de sa maison pour chasser un faucon.
Le rapace s’était posé sur la crête. Craignant pour ses faucons, le guetteur avait lancé deux pierres vers l’intrus. […] Ce fut la grande infortune de cet homme, par une journée venteuse, d’avoir voulu chasser un faucon et en agissant ainsi de m’avoir rencontré.
« Tout est… »
[…]
« … comme il doit être. »
Il signa la bande de parchemin, apposa la marque avec application puis leva les yeux de nouveau. À présent les oiseaux étaient trop silencieux. Il y avait peut-être bien un prédateur dans les parages, après tout.
Il prit sa fronde, il étira les lanières, caressa la sacoche, la chargea d’un galet rond et quitta son siège. Mais avant qu’il ait pu faire un pas vers la porte, celle-ci s’ouvrit lentement. La lumière de l’extérieur resta cependant occultée par la silhouette imposante d’un homme de grande taille, vêtu d’une longue cape, qui se courbait pour regarder dans la pièce. L’inconnu entra, un doigt barrant ses lèvres, et ferma la porte derrière lui.
Dans le dos du guetteur, les volets de la fenêtre grincèrent quand une main les repoussa. Un homme au teint hâlé passa la tête à l’intérieur en souriant.
- Bien le bonjour, dit-il dans le dialecte du vieil homme. Mon nom est Thesokorus. Je n’essaierais pas de me servir de cette fronde, si j’étais toi.
- Toutes mes excuses, dit l’autre intrus avec un accent curieux. Je manque à tous les usages. Je suis Bolgios, un des commandants d’une armée qui souhaite passer sans encombre. Et je te souhaite également le bonjour.
Et tous deux s’esclaffèrent. Le grand inconnu ôta son casque de fer, et gratta sa barbe qui était d’un rouge flamboyant. Ses yeux, dans un visage maculé de crasse, luisaient de l’éclat du jade. Sa cape était noire, probablement en peau d’ours, et des relents de sueur, de cheval et de fumée flottaient autour de lui.
L’homme aux yeux verts tenait dans une main trois cages où s’agitaient six volatiles très animés..
- Pour aujourd’hui, dit-il au guetter. Pour les messages.
Puis il souleva un pan de sa cape et révéla dix pigeons, le cou brisé, accrochés au revers du vêtement.
- Pour le dîner, ajouta-t-il avec un petit rire.
L’homme à la peau olivâtre se hissa par la fenêtre et vint prendre le message. Il le lut avec attention avant de donner son approbation par un hochement de tête.
- Tout est en effet comme il doit être. Envoie le message, je te prie.
- Qui êtes-vous ? demanda le guetteur.
Ses yeux étaient agrandis par la terreur, et ses mains, levées en un geste de protection devant lui, tremblaient.
- Nous sommes les amis de ce qui gît dans les profondeurs, à Delphes, dit l’autre. Mais des amis d’un genre spécial. Maintenant, attache le message et envoie-le.
Le guetteur obéit. L’oiseau s’élança, décrivit un cercle à la verticale de la colline, puis alla vers le sud. L’homme appelé Thesokorus l’observa par la fenêtre et lui envoya un baiser pour qu’il fasse diligence.
- Très bien. Et maintenant, rédige les cinq autres messages, exactement comme tu le ferais normalement, et attache-les aux oiseaux. Et précise quand ceux-ci devront être relâchés.
Le guetteur s’exécuta, et n’hésitait qu’un instant en regardant les pigeons dans leur cage. La trahison qu’il commettait lui serrait le cœur. Il leva les yeux, rencontra ceux du grand intrus d’un vert dur comme la pierre, et soupira. Peut-être avait-il renoncé à la ruse qu’il venait d’envisager. Il calligraphia lentement les messages, les marqua, puis les attacha à ses pigeons.
- Fort bien, dit l’aimable Thesokorus. Ces oiseaux vivront. Garde cela à l’esprit. Il y aura quelqu’un ici pour les envoyer.
[…]
- Je ne vous ai pas vus approcher, murmura le guetteur nerveusement, alors que Bolgios le dirigeait vers le bord de la pente. Comment ai-je pu vous rater ?
- Nous savions que tu surveillais la vallée. Nous avions envoyé un oiseau pour te repérer. Il nous a dit que tu lui avais lancé une pierre.
- Ce faucon ?
- Le faucon, oui. Nous avons pris nos précautions. Ca n’a pas été facile, mon ami. Regarde…
- Par Mercure ! gémit le vieillard. Comment ai-je pu ne pas voir cela ?
Il contemplait d’un air hébété tout le déploiement de cavaliers, soldats, femmes, chariots et bœufs, qui emplissait la vallée, de part et d’autres de la colline d’Artémia. C’était une foule énorme, une armée impatiente mais immobile, qui scrutait la colline, attendant le signal de reprendra la marche vers le défilé, vers l’océan. L’homme aux yeux verts leva haut une main, vers sa droite, et le sol frémit quand la horde s’ébranla en direction du sud.
[..]
- Tu l’aimais ?
- Beaucoup. Et je l’aime toujours. Nos deux fils sont partis au sud, pour la guerre. Je n’ai plus jamais eu de nouvelles d’eux. Il est dur de voir celle qu’on aime mourir de chagrin. Elle me manque beaucoup.
- Eh bien, dit l’étranger, c’est un amour qui mérite d’être respecté.
Quelques temps plus tard, le cœur du guetteur fut déposé avec révérence dans l’urne, sur les cendres, puis l’urne fut scellée de nouveau, avec le plus grand soin, et laissée en paix entre les deux boucliers de cuivre des fils disparus.